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Frog, Numéro 10 - été 2011
Allan McCollum. Each and Every One of You, 2004. L'installation consiste en l'inventaire des 600 prénoms masculins et 600 prénoms féminins les plus communs aux Etats-Unis, imprimés de manière similaire, en blanc sur fond noir, encadrés et disposés par ordre de fréquence décroissante. Installation: La Salle de Bains, Lyon, 2010-11. Photo: Aurélie Leplatre.



Allan McCollum.


Interview par Paul Bernard

Pouvez vous me dire comment s'est faite cette collaboration avec Jill Gasparina pour la pièce que vous présentez ici, à La Salle de Bains ?

Jill avait écrit un texte sur mon travail pour la revue 20/27 et nous avions échangé quelques mails. J'ai beaucoup aimé son texte. Elle m'a ensuite invité à faire une exposition ici avec ce projet en particulier. Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu d'exposition en France, j'ai donc accepté avec plaisir.

— Je ne connaissais pas ce travail...

 
Allan McCollum. Portrait : Olivier Huz.
Je ne l'avais exposé qu'une seule fois auparavant, aux États-Unis. C'est une édition de sérigraphies que j'ai fait en 2004, avec Graphicstudio, un imprimeur en Floride. Au début des années 1990, j'ai commencé à m'intéresser aux communautés et à la façon dont elles se définissent elles-même. J'ai fait de nombreux projets que l'on peut qualifier de « régionaux » dans de petites villes, un peu partout aux États-Unis, en me concentrant sur le type de symbole choisi par les gens pour se représenter, et les groupes de personnes auxquels ils s'identifient. Je me suis mis à réfléchir à la manière dont nous formons nos identités, et comment l'échange d'œuvres d'art ou d'autres objets joue un rôle dans tout cela. C'est devenu une sorte de pratique sociale, j'ai fait de nombreux voyages à travers le pays, en faisant des projets qui n'impliquaient pas de galeries, collaborant partout avec des gens du coin, apprenant les manières dont se forment certaines identités civiques dans ce « nouveau » pays. Lorsque l'on ma demandé de faire une exposition dans une galerie à cette époque, à Boston, j'ai décidé d'envisager les clients de cette galerie comme une communauté, et j'ai fait une série de dessins basée sur les noms de la mailing list de la galerie. J'ai utilisé tous les prénoms appartenant à un même code postal, et je les ai regroupé par deux, créant des milliers de combinaisons uniques. J'ai ensuite utilisé environ un millier de ces combinaisons pour faire une série de petits « dessins de mots » ; comme « Robert+Jennifer » ou « Lee+Boris ». Cette série s'appelle The Small World Drawings. Le projet que nous montrons ici à Lyon est né de ce projet-ci.

— Le format des dessins et l'inscription blanche sur fond noir pourraient rappeler les faire-part de décès. Est-ce qu'il y a une dimension mortuaire dans ce projet ?

Non pas du tout. Je ne sais plus pourquoi j'ai choisi de mettre des lettres blanches sur un fond noir. S'il fallait rapprocher ce projet d'autre chose, je parlerais plutôt de ces annuaires que l'on distribue à l'école et dans lesquels on peut retrouver tous les noms des élèves avec leurs photos. Ou alors ces vieux carnets d'adresses que les gens conservent. Je voulais créer une situation dans laquelle la vie de quelqu'un puisse surgir en un éclair devant lui. Une cacophonie de tous les noms qu'une personne a connus – amis, ennemis, amours, joies et peines. Une avalanche d'associations très personnelles mais surgissant d'une liste publique de désignations communes.

— Les noms sont disposés selon un certain classement, par ordre de popularité.

Oui, c'est la deuxième fois seulement que je présente ce projet mais le display est toujours le même. J'ai pris la liste directement d'une source gouvernementale, le recensement officiel de 2000. Les Américains aiment beaucoup faire des classements, des statistiques : combien sommes-nous, combien parlent espagnol, arabe, combien d'enfants par foyer, combien d'hommes, combien de femmes...

Lorsqu'il pénètre dans l'exposition, le visiteur cherche généralement son propre nom, celui de son père, ceux qu'il conna”t... Il y a un filtre émotionnel à la perception de l'exposition : on se concentre sur certains noms en particulier. Ce projet est lié à un autre, The Shapes project, débuté en 2005, qui est basé sur l'idée de faire une forme pour chaque être humain de la planète. En fin de compte dans mon travail il s'agit toujours de se trouver soi-même, à travers des objets, des formes, ou ici des prénoms.

— Est-ce la première fois que vous faites des multiples ?

Oui, cela dépend de la définition que vous faites de ce terme. Les gens m'associent comme quelqu'un qui fait du « multiple » mais c'est parce que j'aime travailler avec de grandes quantités, ce qui est différent de ce que le monde de l'art entend par « multiples » ou « éditions limitées ». C'est la première fois que j'ai réalisé un projet de type « signé et numéroté ». Nous avons fait six tirages de la série, ce qui représente 7200 éditions au total, mais il s'agit toujours d'une édition limitée, et je les ai toutes signées.

— Est-ce qu'il est possible d'en acheter seulement quelques-uns ?

Non. La première fois que j'ai présenté ce projet, c'était à la galerie Barbara Krakow, à Boston. Elle voulait les vendre séparément mais ce n'était pas possible. Nous avons néanmoins trouvé un compromis, et donc la première année, et seulement la première année, l'éditeur autorisait les gens à « commander » des prénoms uniques, et je les ai signés. Nous avons appelé ce projet supplémentaire Friends and Family ! Certains nous ont demandé d'en réaliser pour chaque membre de leur famille. Il y a même eu une famille qui m'a demandé d'en réaliser un pour leur chien. Je l'ai fait parce que je ne voulais pas leur faire de peine. Quelques années plus tard, l'une de ces familles a eu un bébé et m'a demandé d'en réaliser un nouveau. J'ai accepté mais c'était la dernière fois !

— Dans chacun de vos projets, le display est très important.

Je veux faire ressentir la « situation » le plus possible. Une façon de le faire est d'installer une très grande quantité d'objets, créer une intensité. Si chaque objet est unique, il y a cependant cette sensation de multitude.

Cela implique toujours un double regard, suivant la mise au point que l'on fait sur l'individu ou la masse. C'est vrai que la visite est très émotionnelle lorsque l'on se concentre sur certains noms mais la sensation de masse peut également donner le vertige, faire peur.

Une foule de gens peut faire peur mais peut être vue en même temps comme une sorte de célébration. On dit que lorsque l'on meurt, une foule de souvenirs défile devant vous. Cela m'intéresse dans un sens plus positif que négatif. Toutes les personnes que j'aime, toutes les personnes que je déteste, mais surtout toutes les personnes que j'ai rencontrées se trouvent ici. Lorsque j'étais jeune, j'avais l'habitude de voyager beaucoup, faire de l'autostop, voir le monde. Maintenant, j'aime m'asseoir et me souvenir. Certains noms ici évoquent pour moi des personnes très précises. En regardant un nom, je peux me souvenir par exemple qu'il s'agit d'un artiste, qu'il avait les cheveux bruns et bouclés...

— Il y a dans votre travail une tentative de concilier l'avant-garde et la culture populaire, en s'adressant à l'audience la plus large. On retrouve cela dans le titre du projet Each and every one of you. D'où vient-il ?

Quand j'avais dix ans, mon oncle était un professeur d'art plastique et animait une émission à la télévision. Je ne le connaissais pas bien, je le voyais surtout pendant les vacances. Mais quand je le regardais à travers l'écran, j'avais l'impression qu'il nous parlait directement à nous, comme si nous étions là. Son émission s'appelait Draw with me, il était persuadé que tout le monde pouvait apprendre à dessiner. Il enseignait le dessin avec la conviction que tout le monde pouvait dessiner et comprendre les méthodes des grands artistes. Il utilisait toujours cette expression en s'adressant à l'auditoire : « Each and every one of you can learn to be an artist! »

— La télévision est un élément important de votre œuvre. On la retrouve dans des travaux plus anciens, comme Surrogates on Location ou Perpetual Photos

J'ai grandi à Los Angeles, où la télévision et le cinéma sont partout. Mes parents faisaient tous les deux du théâtre amateur. Mon père avait été acteur enfant et occasionnellement il faisait quelques scènes ou de la figuration dans des films. Quand j'étais petit, je cherchais systématiquement mon père à l'arrière plan en regardant la télévision. Les gens à Los Angeles ont ce rapport particulier avec le cinéma ou la télé. À chaque fois que tu te rends dans une salle de cinéma, tu y retrouves des gens que tu connais, beaucoup travaillent dans l'industrie du cinéma, et c'est très impoli de se lever et de partir avant la fin du générique. Moi-même, je suis venu à l'art à travers le théâtre et Fluxus. J'aimais ces stratégies de distanciation brechtienne que l'on peut trouver dans le cinéma de la nouvelle vague, comment ils rappellent au spectateur la construction sociale de la situation. Mes Surrogates Paintings et mes Plaster Surrogates viennent de là. Je voulais montrer aux visiteurs le fait qu'ils étaient en train de marcher dans un musée ou une galerie et qu'ils regardaient des choses sur un mur. Je voulais que mes Surrogates soient perçus comme des accessoires de scène. Quand mes parents jouaient au théâtre et que je montais à la fin du spectacle sur la scène, je me rendais compte que beaucoup d'objets n'étaient pas vrais. L'intention des Surrogates vient de là, je voulais transformer la galerie en scène, créer un sentiment d'imitation d'une galerie. Et c'est là que je me suis rendu compte que les Surrogates ressemblaient aux tableaux que l'on apercevait à la télévision et que j'ai fait cette série Surrogates on Location. C'est un peu comme lorsque je retrouvais mon père à l'écran.

— Dans vos catalogues, on trouve beaucoup de photos de votre atelier, avec tous vos assistants au travail. C'est comme une petite industrie. Comment définiriez-vous cet espace de l'atelier et le temps de la production ?

Ca peut être agréable d'être entouré de gens. Là encore, j'associe cela à mon enfance. Il y a quelque chose de l'ordre du moment familial, par exemple, lorsque l'on se retrouve pour décorer des gâteaux tous ensemble. Je pense que j'essaie de recréer ce type d'ambiance avec mes assistants. J'ai grandi dans une famille nombreuse, j'étais toujours très entouré. Je crois que j'ai choisi d'être artiste pour être un peu plus seul ! Avant d'être artiste, j'ai fait beaucoup de petits boulots, travaillé dans beaucoup de restaurants et des cuisines industrielles. J'aime travailler en groupe. Beaucoup de gens pensent que les travailleurs en usine sont des esclaves misérables mais ce n'est pas vrai, en tout cas pas totalement. Quand tu travailles dans une usine ou dans un restaurant, tu ris, tu fais des blagues, il y a un vrai esprit de camaraderie. L'artiste au contraire est supposé être tout seul dans son coin. J'essaie de modifier ces considérations. L'une des raisons pour laquelle je réalise des objets en très très grande quantité c'est que je souhaite que les spectateurs en voyant mes travaux réalisent au premier coup d'œil qu'il est impossible pour moi d'avoir fait cela tout seul.

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